Image par RENE RAUSCHENBERGER de Pixabay
Éditorial
La caravane de l’Église
Mille bouleversements traversent actuellement l’Église et elle a, de toute évidence, à vivre une conversion pour se rapprocher de l’Évangile. Elle est appelée à entendre ce que l’Esprit dit à l’Église (d’Éphèse) : « Mais j’ai contre toi que tu as perdu ton amour d’antan. Allons ! Rappelle-toi d’où tu es tombé, repens-toi, reprends ta conduite première » (Ap 2, 4-5). Mais comment retrouver le chemin ou notre « conduite première » ? Il me semble que le récit de « Jésus parmi les docteurs » de Luc nous offre quelques pistes (Lc 2, 41-50).
Vous vous souvenez de ce récit où les parents de Jésus sur la route de retour de leur pèlerinage découvrent que Jésus n’est pas dans la caravane et décident alors de retourner à Jérusalem où ils le trouvent parmi les docteurs. Dans ce texte, il me semble qu’il y a cinq tensions créatrices qui peuvent nous guider dans notre conversion : absence et présence, connaissance et inconnaissance, communauté et solitude, angoisse et émerveillement et ma mission et la mission du Christ.
Dans la vie de l’Église et dans la vie spirituelle en général, nous sommes toujours en tension entre l’absence et la présence de Dieu. Dans l’absence, nous ne sommes pas toujours brillants et, malheureusement, nous en venons à chercher des conforts ailleurs qu’en Dieu. Doucement et souvent imperceptiblement, nous nous absentons nous-mêmes et perdons, du même coup, la foi en sa Présence. Notre chemin, aussi difficile qu’il soit, est plus que tout, selon le mystère de la Croix qui nous guide, la foi de la Présence dans l’absence, car Dieu ne nous manque jamais. Retrouver « l’amour d’antan » signifie donc de vivre tout dans une relation d’amour constante, et où la foi dans l’absence est le signe d’un plus grand amour de notre part envers Dieu.
La deuxième tension rappelle un vieux concept de la mystique, la nuit des sens. Il nous est difficile dans l’expérience de l’absence de ne pas recourir aux lieux, aux manières de faire, aux personnes… connus (comme Marie et Joseph dans le récit). Nous avons besoin de certitudes palpables. Le danger ici est de ne pas oser quitter nos appuis connus et terrestres et avec eux notre capacité de compréhension ou, dit autrement, notre contrôle sur la réalité, au point qu’il nous est difficile de basculer en Dieu. Mais le chemin ecclésiale et spirituelle est d’apprendre à vivre un abandon dans l’inconnaissance et la non-compréhension. Il s’agit d’un passage où, de plus en plus, Dieu seul suffit et, disant cela, c’est affirmer que nous ne cherchons plus des explications mais une relation vivante avec Dieu, même dans l’absence. Comment alors, dans l’Église actuelle, s’abandonner de tout notre être à cette inconnaissance ?
Une tension concomitante à cette dernière est celle de la communauté et de la solitude. Dans la caravane de l’Église, nous formons communauté entre chrétiens. Comme une caravane, nous avons souvent une direction bien déterminée, pour ne pas dire des plans pastoraux ou des façons de faire arrêtés. Comment accepter la nouveauté, celle qui change les plans et l’assurance de la direction à suivre, celle aussi qui nous conduit à une solitude et celle, je dirais, où nous perdons pied devant l’initiative de Dieu et son imprévu ? Comment alors savoir revenir à l’essentiel de la rencontre dans l’intimité de notre sanctuaire intérieur et, là, apprendre à écouter à nouveau et à se laisser instruire ? Dit autrement : quelle place laissons-nous à Dieu ou à l’Esprit dans nos programmations ? Ce temps de solitude est une condition nécessaire à la communauté et au chemin que cette caravane va suivre.
Ces trois premières tensions s’accompagnent d’une autre et renvoie à une sorte d’oscillation entre l’angoisse et l’émerveillement. Il n’est pas simple de vivre les changements du monde et de l’Église dans lesquels nous nous insérons. À chaque fois que nous perdons pied et que tous nos points de repères tombent, que nous éprouvons qu’un autre nous ceint la ceinture et qu’alors l’angoisse grandit et déferle, en nous, souvent avec violence, que faire ? En fait, la foi de la Présence dans l’absence, l’inconnaissance dans laquelle cette expérience nous plonge et la solitude habitée vers laquelle elle nous conduit deviennent alors émerveillement ou, comme le souligne Luc dans son texte, « stupéfaits de son intelligence et de ses réponses »,… stupéfaits, en réalité, d’une vie guidée par Dieu et, donc, d’une providence qui déborde de l’intérieur le quotidien de notre marche dans la caravane.
Enfin, le dilemme bien concret de ces quatre premières tensions est, au final, de répondre à la question fondamentale : Est-ce ma mission que j’accomplis ou est-ce que je donne au Christ d’accomplir la sienne par, avec et en moi ? Souvent, nous sommes dans la caravane de l’Église mais comme des passagers clandestins parce que nous n’appartenons pas au Christ. Nous défendons notre propre mission, notre propre intérêt, notre petit monde bien balisé, nos habitudes bétonnées… au lieu de tout perdre pour le Christ. La direction de notre caravane ne nous mène, ni ne mène les personnes que nous devons servir, vers Dieu et la plénitude de leur humanité mais conduit à un isolement dans une chair qui ne connaît plus le chemin de sa divinisation.
Souhaitons-nous en ce début d’année d’accepter ces tensions créatrices dans nos vies afin que les changements dans l’Église conduisent à une fécondité pleinement humaine et divine.
Stéfan Thériault (stheriault@lepelerin.org)
|