#32 - 12 juin 2020

De la smart à la safe city, un basculement de (géo)politique imputable à la COVID-19 ?

Aux débuts de la pandémie de COVID-19, alors que les populations de nombreux pays se confinaient progressivement, les smart cities et leurs dispositifs numériques sophistiqués n’ont pas permis d’échapper à la mise en quarantaine ordinaire des villes où le modèle était déployé. Comme partout ailleurs, la distanciation sociale s’y est imposée à renfort d’urbanisme tactique et de dispositifs éphémères improvisés, utilisant parfois de simples morceaux de scotch. C’est que les smart cities ont été pensées pour optimiser le fonctionnement des systèmes d’informations et des réseaux urbains, et non pour la gestion de crises pandémiques. Si l’on peut donc difficilement dire qu’elles aient été mises en échec, elles ne se sont pas montrées plus utiles que les versions analogiques de la ville. Fait révélateur de cette dynamique, certains projets de smart city ont été annulés, tels celui de Quayside à Toronto, et au Japon, on parle désormais de « super city » - une ville fondée sur le déploiement massif de l’intelligence artificielle.

Pendant ce temps, un autre modèle formalisé ces dernières années bénéficie, semble-t-il, de la crise du COVID-19 : celui de la safe city. Parti de Chine, la safe city a pour objet la sécurité des individus, que ce soit du point de vue de la délinquance, de la santé publique, ou de comportements jugés dangereux. D’initiative étatique, le modèle a plus à voir avec les urbains qu’avec la ville en soi, et soulève des interrogations du point de vue du respect des droits fondamentaux des citoyens. On peut ainsi citer le système du crédit social, le déploiement de la reconnaissance faciale ou encore le recours dans l’espace public à des robots récoltant diverses données biométriques, comme la température corporelle des passants. Dans le contexte d’une pandémie, la safe city apparaît comme compatible avec la nécessaire mitigation des risques, y compris sanitaires. On pourrait alors penser que la crise de la COVID-19 aura joué un rôle certain dans le basculement de la smart city et son impensé sanitaire vers le business model de la safe city fondé sur l’élimination des aléas indésirables. Ce basculement n’est toutefois pas qu’une affaire de modèle urbain ou économique : il est d’abord – et même surtout – politique et géopolitique.

Politique d’abord, car les acteurs mobilisés sur le front de la safe city sont d’une génération plus récente que ceux de la smart city. En outre, alors que la smart city part de la grande entreprise en association avec des écosystèmes d’acteurs locaux, la safe city découle d’initiatives gouvernementales, en partenariat avec des entreprises d’État et des agences publiques. La transformation des régimes politiques d’aménagement et de coordination d’acteurs accompagne, en toile de fond, un basculement géopolitique à l’échelle du monde : celui d’un modèle urbain infrastructurel de régime libéral, formalisé aux États-Unis par les entreprises de la Silicon Valley, vers un modèle urbain sociétal de régime autoritaire formalisé par le gouvernement central chinois et ses champions nationaux.

À l’échelle du monde, l’expansion de la safe city et le reflux de la smart city semblent ainsi traduire les dynamiques contraires de la Chine et des États-Unis dans la course à l’hégémonie technologique et économique dont l’un des champs privilégiés d’investissement se trouve être les villes (plus précisément les infrastructures pour le smart, les comportements pour le safe). Cette vitalité de la safe city poussée par la pandémie de la COVID-19 annonce-t-elle un basculement géopolitique du monde vers l’Orient, devenu prescripteur de modèles urbains et, au-delà, de régimes sociaux, économiques et politiques ?

Entre les deux, où situer la dynamique des villes européennes ? Au regard des dérives totalitaires potentielles de la safe city et du rapport fondamentalement citoyen que les Européens entretiennent avec leur espace public, il est à espérer que le RGPD infléchisse dans un sens compatible avec les valeurs républicaines les enjeux que pose à nos démocraties le succès d’une safe city autoritaire dopée à la lutte contre la COVID-19. – Raphaël Languillon-Aussel, chargé d’études senior

 

Pas le temps de lire ? L’équipe de La Fabrique de la Cité s’occupe de vous.

UNE OCCASION À SAISIR – Les plans de relance post-Covid-19 devront prévoir des investissements ambitieux en matière de rénovation énergétique des bâtiments. Avec un triple objectif en vue : accélérer la transition écologique (le bâtiment représente, en France, 45% de la consommation d’énergie), créer des emplois et lutter contre la précarité énergétique. - Marie Baléo, responsable des études et des publications

 Et sur le même sujet : dans le cadre de ses travaux sur les stratégies post-carbone des métropoles, La Fabrique de la Cité publiera en septembre 2020 une note consacrée à la rénovation énergétique des bâtiments. En attendant, retrouvez ici notre note sur la construction durable.


SUIVEZ CETTE VOITURE – En Grande-Bretagne, le nombre d’automobilistes pourrait croître de 60 à 70%, selon une étude de l’université de Westminster. Transport for London, l’autorité en charge des mobilités de Londres, indiquait, d’après une récente modélisation, que, sans action en faveur de la relance des transports collectifs, on pourrait s’attendre à un doublement de l’usage de la voiture et des embouteillages à Londres. – Camille Combe, chargé de mission

→ Et sur le même sujet : (re)lisez notre rapport « Pour en finir avec (la fin de) la congestion urbaine », qui traite des effets des outils numériques sur ce phénomène urbain.


LOURDE ATMOSPHÈRE – 71% des habitants des 6 métropoles françaises interrogés pour l’ONG Transport & Environment ne sont pas favorables à un retour aux niveaux de pollution d’avant le confinement. Or, selon Airparif, les niveaux actuels atteindraient déjà 80% de ces niveaux en région parisienne. Le même sondage a montré que les citadins souhaiteraient redéfinir la place des voitures en ville, à l’origine d’importantes émissions, en donnant plus de place aux piétons, vélos et transports en commun. – Sarah Cosatto, chargée d’études

→ Et sur le même sujet : nos travaux sur la santé environnementale en milieu urbain.


LE CHAÎNON MANQUANT – Très critiquée, rarement expliquée, la financiarisation joue un rôle central dans la transformation des villes en métropoles. Comment s’opère-t-elle et quels en sont les acteurs et les logiques spatiales ? Quels liens existe-t-il entre financiarisation et métropolisation ? Une équipe internationale de chercheurs a mis au jour l’importance des arbitrages spatiaux des foncières cotées et leur rôle en tant que véhicules d’investissements dans les villes d’Europe de l’Ouest. – Raphaël Languillon-Aussel


GARD-EZ VOS DISTANCES
– Dans le Gard, Amazon rencontre une opposition forte à l’installation d’un centre de tri près de l’A9, axe qui relie Nîmes et Avignon mais aussi Barcelone et Rome. Pour certains militants, les promesses d’emplois ne suffisent pas à justifier son aménagement en regard des conséquences environnementales du projet. À cela, Amazon France répond que « plus les entrepôts seront proches des clients, plus le maillage sera fin et mieux ce sera ». – Sarah Cosatto

→ Et sur le même sujet : découvrez nos travaux sur la logistique urbaine et les façons dont ces flux de biens et marchandises agissent sur l’aménagement et l’environnement urbains, sujet que nous explorons depuis 2016.

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